16.
Incertitudes
L’envoyé du Conseil, un sorcier de Boston, est arrivé aujourd’hui. Nous avons passé la matinée à purifier la résidence de Selene Belltower. Mais impossible de pénétrer dans sa bibliothèque. Impossible même d’en trouver la porte.
Ensuite, Morgan et moi, nous nous sommes disputés. J’ai trop insisté sur mes soupçons à propos de David. Elle refuse de m’écouter, ce que je comprends. Elle doit avoir l’impression que je m’acharne sur ceux à qui elle tient, que je fais tout pour qu’elle me déteste.
La vérité est bien différente. Pour sa propre sécurité, Morgan doit être capable de regarder la vérité en face, même si celle-ci n’est pas belle à voir ou si elle fait mal. Morgan doit avoir confiance en sa propre force, la force que je vois mûrir en elle.
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui me trouble de cette façon. Pendant notre dispute, ses paroles étaient si dénuées de fondement, si blessantes, que j’aurais voulu la secouer. Puis, lorsqu’elle a récupéré sa vieille voiture rafistolée, elle m’a semblé si brisée, si perdue, que j’ai dû me retenir pour ne pas la prendre dans mes bras et chasser ses larmes avec mes baisers.
Gìomanach
* * *
Installée au volant de ma voiture tricolore hideuse, je suis passée à la mercerie pour acheter du tissu doré et du fil à broder écarlate. J’en avais besoin pour le talisman de protection de ma tante : une petite bourse brodée de la rune Eolh, contenant des herbes et un cristal.
Ensuite, j’ai rejoint ma mère à son agence immobilière.
— Oh, bonjour, ma puce. Tu as récupéré ta voiture ? m’a-t-elle lancé à mon arrivée.
On la voyait à peine derrière les piles de classeurs, de dossiers et de feuilles volantes qui jonchaient son bureau. Elle paraissait épuisée et débordée. Au moins, j’allais pouvoir me rendre utile.
— Oui. Elle est réparée. Mais, pitié, ne me demande pas à quoi elle ressemble maintenant.
Ma mère n’a pas réussi à ravaler son sourire. Encore une qui n’aimait pas les voitures, comme Hunter. Quelles créatures sans cœur !
* * *
Les journées de jeudi et de vendredi ont passé vite. Le vendredi matin, j’ai retrouvé les autres membres de Cirrus : tout le monde ne parlait que du cercle prévu pour le samedi soir.
— Je viens de finir un livre d’un certain Eliade, un spécialiste de l’histoire des religions, a lancé Ethan. Il y parle beaucoup de l’espace sacré. Je crois que c’est là que nous a conduits Hunter. Et c’est là que chaque rituel devrait nous transporter.
J’ai essayé de ne pas le dévisager les yeux exorbités. Si quelqu’un m’avait dit deux mois plus tôt qu’Ethan nous parlerait un jour de rituels et d’espace sacré, j’aurais éclaté de rire.
— Oui, et ça n’est jamais arrivé avec Cal, même si nous avons fini par sentir la magye en nous lors du dernier cercle, a fait remarquer Jenna. Avec Hunter, le coven gagne en puissance, on dirait que nous sommes tous liés…
— Moi, depuis qu’il a repris le coven, je me sens profondément différente, a ajouté Sharon. C’est comme s’il m’avait révélée à moi-même.
J’ai compris que, grâce à Hunter, ils avaient tous éprouvé ce que moi j’avais connu lors de notre tout premier cercle avec Cal, quand la magye avait fait irruption dans ma vie. J’aurais dû me réjouir pour eux, pourtant, je n’y arrivais pas. Je ne pouvais m’empêcher de leur en vouloir, à eux et à Hunter, parce que ma propre expérience avait été frustrante.
— Morgan, toi, tu n’étais pas dedans, m’a interpellée Matt, à ma grande surprise. Bizarre, non ? Hunter t’est antipathique, on dirait… Malgré tout son pouvoir, il n’a pas réussi à impressionner la seule sorcière de sang du groupe.
Sa remarque m’a fait lever les yeux. Comment savait-il que j’étais une sorcière de sang ?
— Robbie nous a mis au courant, m’a expliqué Jenna en voyant mon expression étonnée. Le jour où il nous a raconté ce que Cal t’avait fait. De toute façon, on s’en doutait un peu, tu sais…
— À vrai dire, ce n’est pas que je n’aime pas Hunter…
— Alors, quel est le problème ? a voulu savoir Sharon.
C’était si compliqué… Il y avait Cal, Cal qui m’avait trahie. Et Hunter, le Traqueur, qui m’avait ouvert les yeux. Et qui aujourd’hui soupçonnait David. J’ai répondu avec un haussement d’épaules :
— Je ne sais pas trop…
Heureusement, la sonnerie a retenti et j’en ai profité pour m’éclipser vers mon casier. Comment pouvais-je leur expliquer ce que je ressentais pour Hunter alors que je ne le savais pas moi-même ?
* * *
Le samedi matin s’est révélé froid et maussade. Je me suis réveillée à l’aube à cause d’un rêve dont je n’ai pas réussi à me souvenir. Blotti contre moi, Dagda ronronnait. J’ai embrassé sa fourrure soyeuse et j’ai essayé de me rendormir… en vain. Mon cerveau s’était déjà remis en marche et des pensées décousues tourbillonnaient dans ma tête. Le visage de Hunter me hantait, tout comme l’état de santé de Stuart Afton.
Le week-end s’annonçait chargé. Un problème de physique m’attendait, et je devais retourner au bureau de ma mère. Le samedi soir, Cirrus se réunissait et, dimanche, Hunter voulait me voir pour une leçon particulière. Je devais aussi aider ma tante et Paula à déballer les cartons et cacher mon talisman dans leur maison. Il fallait donc que j’aille récupérer les derniers ingrédients chez Magye Pratique. Où je verrais forcément David. Est-ce qu’il sentira mes soupçons ? me suis-je demandé.
Ça y est, maintenant, je suis complètement stressée, me suis-je lamentée. Je me suis levée pour m’habiller, puis je me suis attaquée à mon devoir de physique : « Déterminer la trajectoire d’une balle de base-ball frappée à un angle de quarante-cinq degrés et qui se déplace à une vitesse de cent soixante kilomètres-heure (sans tenir compte de la résistance de l’air). » Quel intérêt ? ai-je soupiré avant de commencer les calculs.
À neuf heures, je suis descendue prendre mon petit déjeuner. Ma mère était déjà au travail, le samedi étant un jour stratégique pour les agents immobiliers. Vingt minutes plus tard, j’étais partie.
* * *
Quand je suis entrée dans la boutique, un doux parfum de jasmin m’a accueillie. Alyce portait une robe en laine ivoire avec une tunique rose pâle, le tout agrémenté d’un collier de quartz rose.
— Vous avez l’air prête pour le printemps, ai-je plaisanté. Il faudra pourtant attendre encore trois mois !
— Que veux-tu, je prends mes désirs pour des réalités ! Comment vas-tu, Morgan ?
— Si on oublie que je suis débordée, tout va bien. Vous êtes au courant, pour Stuart Afton ?
— Oui, le pauvre homme ! C’est terrible… Je me disais que, lors de la prochaine réunion de Starlocket, nous lui enverrions de l’énergie positive.
— Comment ça se passe, dans votre coven ?
— Eh bien, succéder à Selene est un véritable défi pour moi, qui suis bien moins puissante qu’elle. J’ai toujours aimé travailler sur la guérison et le soulagement. Comme notre coven a beaucoup souffert, il y a du pain sur la planche !
À cet instant, David est sorti de derrière une étagère pleine de livres. Sa main était toujours bandée, et le sang avait traversé le tissu.
— Bonjour, Morgan.
— Bonjour, ai-je répondu aussi naturellement que possible. Euh… j’ai besoin de quelques ingrédients, ai-je ajouté en sortant ma liste de ma poche.
Si mon comportement lui a semblé bizarre, il n’en a rien laissé paraître et m’a pris la liste des mains.
— Huiles essentielles de cajeputier, d’herbe de Saint-Laurent, de lavande et de géranium rose, a-t-il lu à voix basse.
— Je vais les chercher, a annoncé Alyce en se dirigeant vers l’arrière-boutique. Nous gardons les huiles près de l’évier, où il est facile de nettoyer les éclaboussures. Je reviens tout de suite.
— De la bardane, de l’oliban et une pousse de frêne, a poursuivi David. Voilà des ingrédients pour un talisman de protection. Dis-moi, que redoutes-tu ?
— Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma tante et son amie. Elles se font harceler parce qu’elles sont lesbiennes.
— Quelle honte ! Être différent, ce n’est jamais facile. Enfin, tu dois le savoir aussi bien que moi, toi qui es une sorcière.
— Oh que oui ! Vous pensez que ce talisman sera efficace ?
— Cela vaut la peine d’essayer.
— La dernière fois que je leur ai rendu visite, j’ai dû puiser dans ma magye afin de chasser des types qui jetaient des pierres sur leur maison. Je leur ai lancé une boule de feu bleue, ai-je expliqué pour voir quelle serait sa réaction.
Il s’est contenté de hausser les sourcils.
— Aujourd’hui encore, j’ai envie de leur faire regretter leur geste, ai-je poursuivi. Ça m’inquiète, j’ai peur de pencher du mauvais côté…
— Tu te tracasses pour rien, Morgan. Tu es une sorcière, mais aussi un être humain, avec tes faiblesses. Tu sais, l’énergie négative dont nous nous servons afin de générer ce feu bleu n’est pas forcément mauvaise.
Il s’est interrompu pour attraper sur un présentoir un pendentif représentant le yin et le yang.
— Pour moi, a-t-il repris, ce symbole est intéressant parce que la moitié blanche contient une touche de noir et la moitié noire une touche de blanc. Les deux moitiés – la lumière et les ténèbres – sont nécessaires pour compléter le cercle. Et chacune contient le germe de l’autre. Elles forment un tout et sont indissociables.
Alyce, qui venait de réapparaître les mains chargées de petits flacons, a secoué la tête.
— D’un point de vue philosophique, David, ton raisonnement se tient. En revanche, d’un point de vue purement pratique, je préférerais que nous laissions les ténèbres tranquilles !
David s’est tourné vers moi et m’a souri.
— Et voilà, les deux versants de la sagesse de Magye Pratique. À toi de te forger une opinion, a-t-il conclu en passant mes articles devant la caisse avant de les ranger dans un sac plastique… vert émeraude avec des poignées argentées.
— Joli, hein ? a-t-il gloussé en voyant mes yeux ronds. On les a commandés pour fêter la renaissance du magasin.
J’ai acquiescé avant d’attraper le sac, de saluer les deux vendeurs et de sortir de la boutique à grandes enjambées.